Si vous posez la question suivante à n’importe qui dans la rue ou ailleurs : « Quel est le sens du mot dictature ? » vous aurez des réponses certes, car le propre des questions est de recevoir des réponses. Mais quel sera le sens de ces réponses ?
La première constatation est que tout le monde aura une réponse, car tout le monde possède une idée sur toutes choses, car rien n’est plus facile que d’avoir des opinions. Ce qui dévalue à jamais, le statut de toute opinion, et de tout ce que nous construisons à partir d’elles. Mais ceci est une autre histoire et méritera des articles à part.
La deuxième constatation, sur laquelle j’aimerais qu’on se penche, est qu’un mot tout seul, en soi comme on dit, n’a aucun sens. Dans nos études sémantiques pour les entreprises, nous pratiquons toujours une première analyse en découvrant le lexique de l’étude. Par exemple, une étude sur l’opinion des clients des hôtels, contiendra évidemment les mots : hôtel, accueil, chambre… ce sont les mots qui reviennent le plus souvent et on les appellera mots-clés ou noyaux, car la majorité des phrases (donc des gens) les prononcent.
Mais ce n’est qu’une première étape car dire chambre, ne dit rien tant qu’on ne sait pas quels, sont les autres mots des mêmes phrases. Par exemple voici deux phrases prises dans une étude que nous avons réalisée sur les hôtels :
Phrase 1 : « La chambre était grande et propre… »
Phrase 2 : « La chambre avait une vue sur les poubelles »
Tout le monde comprend que dans la phrase 1 le client exprime sa satisfaction et l’inverse pour le client 2.


Posons-nous alors la question : dans ce cas, quel est le sens du mot ‘chambre’ pris isolément ? Aucun !
Toutefois ce mot possède un sens d’un autre ordre : sa définition, ce que donne en général nos dictionnaires : « Pièce où l’on couche ».
Ici tout le monde comprend que les deux réflexions ne mènent pas au même endroit, et que le chemin tracé par l’étude du contexte de ce mot nous mènera à des résultats infiniment plus riches, plus concrets, plus individualisés, et plus vrais, qu’une simple définition. C’est pourquoi, nous ne tenons presque jamais aucun compte des définitions qui n’apportent rien à notre compréhension.
J’ai déjà moqué les définitions des dictionnaires quand ils nous disent :
Râteau : « Instrument pour ratisser »
Ratisser : « Se servir d’un râteau »
Et tout bon dictionnaire a compris cela, d’où les exemples : « Le jardinier a pris son râteau pour enlever les feuilles mortes de son jardin ».
D’un coup le mot râteau prend un sens, même pour le bulgare qui l’entend pour la première fois, car il possède dans son esprit un équivalent dans sa langue. Pour les mots du concret, nous dirons ainsi qu’ils possèdent tous au moins deux sens : le sens de ce qu’ils sont, et le sens de ce qu’ils font.

Mais qu’en est-il des mots abstraits ? C’est une tout autre histoire car ils ne font rien, et ne sont rien en soi. Au sens strict : ils ne désignent aucun objet existant, et n’ont aucune utilité pratique. Ces remarques, au demeurant assez banales, ont une grande importance car elles signifient clairement que nous ne pouvons en aucun cas traiter de la même façon les mots désignant des choses concrètes, que l’on peut voir, toucher, manier, casser… et les concepts abstraits qui sont des fantômes nichés dans nos esprits.
Pourquoi est-ce important ? Parce que justement nous faisons tous ou presque tous, la confusion entre ces deux sortes de mots. Bien sûr nous savons tous que les mots-objets ne sont pas les mots-idées, mais nous les traitons de la même façon en leur attribuant une réalité concrète. C’est ce qu’a dénoncé Korzybski, le créateur de la Sémantique Générale (rien à voir avec la sémantique) quand il dit : « Le mot n’est pas la chose » ou encore : « Les cartes ne sont pas le territoire ». Que j’ai exprimé maintes fois dans mes conférences par l’expression : « Le mot chien ne mord pas ». Et pourtant notre culture, nous a inculqué dès l’enfance, l’existence des mots abstraits, et nous avons pris l’habitude de considérer que les mots abstraits désignaient des choses concrètes, que la démocratie, la dictature, le bonheur… existaient au même titre que la chaise sur laquelle je suis assis. En fait notre esprit raisonne ainsi : puisqu’il y a un mot il doit y avoir une chose.
Pourtant, si je dis que nous sommes en dictature, je ne dis rien d’une chose à l’extérieur de moi, mais une opinion qui est quelque part en moi. Ce qui est vraiment dommage est que les anciens asiatiques avaient déjà compris cela voici des siècles. Par exemple voici une devinette que nous trouvons dans les textes zen anciens : « Quel bruit fait un arbre qui tombe là où il n‘y a personne pour l’entendre ? ». Posez cette question autour de vous à vos amis ou ennemis et vous verrez que tout le monde dira qu’il fait le même bruit et que la question est idiote. En fait cette conception venant d’Orient nous est connue depuis plus d’un siècle et il suffit de lire Schopenhauer. Le titre de son livre, quasi unique, n’est-il pas « Le monde comme volonté et représentation » ? Nous sommes bien là dans ce qu’on appellera plus tard le constructivisme avec l’idée centrale que le monde n’existe pas en dehors de nous. Bien sûr il ne s’agit que du monde des idées, pas de la table à laquelle je viens de me cogner qui existe bien quelque part, la preuve en est le bleu qui s’étale sur ma jambe.
Quel bruit va faire l’arbre en tombant s’il n’y a personne pour l’entendre comme en ce moment ?

Donc, on voit clairement que parler du sens des mots abstraits n’a aucun sens. Car ils ont autant de sens que de personnes, d’époques de l’Histoire, de notre vécu, ou d’autres contextes multiples. Ce sont les mots qui constituent ce que j’ai appelé l’antidictionnaire. Et pourtant :

« Non, une dictature, ce n’est pas ça (…) C’est pas un endroit où toutes vos libertés sont maintenues, où on a maintenu tout le cycle électoral, (…), où vous pouvez exercer vos droits, où on rembourse tous vos tests, où le vaccin est gratuit,(…) ça s’appelle pas une dictature, je pense que les mots ont un sens. »
Voici l’erreur que commet en permanence peut-être 99% de nos contemporains, mais quand c’est un président c’est plus grave. Qu’a-t-il donc appris à l’école ?
Maintenant ce que je prétends, et ce dont je suis absolument certain est que, si tout le monde, ou du moins tous les gens cultivés, pouvaient agir en sachant cela, et éviter d’exprimer tout mot, tout discours plein de mots abstraits, sans préciser par un contexte riche et non ambigu ce qu’ils entendent par là, je suis persuadé que les conflits et malentendus disparaitraient à tous les niveaux des relations, aussi bien entre individus, dans les familles, dans les groupes de tous sortes, et y compris au niveau des gouvernements.
Ne dites pas que c’est impossible : il suffirait que cela soit enseigné dans les écoles dès les petites classes. Ce serait bien plus utile que de leur mettre des muselières et de les vacciner. Ce serait, au contraire, les vacciner contre le plus dangereux des virus, celui qu’on apprend à l’école et à la maison et qui ne nous quitte plus jamais : celui de la pensée magique.

Author: Pierre RAYNAUD
Ancien manager et créateur des fichiers de la Nouvelle Culture